Bernard GOLSE, Président fondateur de l'ICE
Sylvain MISSONNIER, membre du CSS de l'ICE


 

Le fœtus : être humain ou personne humaine ?

   Le 10 février 2024, Pierre Palmade sous l’emprise de stupéfiant a percuté un véhicule dans lequel se trouvait une jeune femme de 27 ans enceinte de six mois et demi.
Le parquet de Melun a ouvert une enquête pour « homicide involontaire » après l’accident.
Les médias ont largement relayé cette information.
   Pour des cliniciens de la périnatalité, c’était significatif de constater combien les journalistes parlaient indistinctement de « bébé » » mort ou de « fœtus » décédé, traduisant ainsi l’ambiguïté juridique du statut du fœtus.
   Dans la presse plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer l’intitulé « d’homicide involontaire » là où elles voyaient un homicide au sens plein du terme, un meurtre.
   De fait, seuls les juristes avertis connaissent la jurisprudence de 2002 : « dès lors que l’enfant n’est pas né, il ne peut y avoir d’infraction d’homicide, car il n’y a pas de personne humaine ». Le fœtus « fait partie du corps de la femme, il n’a pas d’existence autonome ».
   Dans le cas précis de « l’affaire Palmade », l’enquête a déterminé que le fœtus était décédé avant l’accouchement et n’avait donc pas « vécu » ce qui interdit ou empêche juridiquement l’intitulé « d’homicide ».
   Au-delà de l’apparente rectitude de cette délimitation, la question reste cependant redoutablement complexe : à partir de quand le fœtus est-il « vivant » ?
   La relativité de cette frontière est d’autant plus problématique qu’en 2014, le tribunal de grande instance de Tarbes s’est démarqué de la jurisprudence de 2002 en condamnant un automobiliste non seulement pour « homicide involontaire » du fœtus mais aussi pour les blessures infligées à la femme. Dans ce cadre, une expertise psychologique a mis « en évidence un très important traumatisme psychologique supporté par la jeune femme du fait de cette terrible perte » tandis que, de son côté, l’auteur de l’accident « fait état d’importants sentiments de culpabilité à l’évocation de l’accident » et « précise qu’il a conscience d’avoir provoqué la mort d’un bébé dont il ne veut pas que soit contestée la qualité d’être humain à part entière ».
   Dans ce débat, le Conseil national d’éthique (CCNE) a établi un point d’équilibre (une « ontologie intermédiaire (1) ») entre l’article 16 du Code Civil (la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci, et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie) et le droit à l’IVG en parlant du fœtus comme d’une « personne potentielle ». Dans cette logique, l’embryon et le fœtus sont des « êtres humains » mais pas (encore) des « personnes humaines ».
   En France, pour acquérir la personnalité juridique, il faut naître « vivant et viable ».
   Autour de l’affaire Palmade, la menace de polémique entre défenseurs de l’homicide et promoteurs de l’homicide involontaire prolonge le débat ancien entre vitaliste (l’embryon est humain des la conception biologique) et néokantien (seule une personne est humaine c’est-à-dire un sujet libre, à qui le bien n’est pas dicté : il en juge par lui-même, il décide par lui-même, et il reconnait à ses semblables la même prérogative).
   Dans ce débat éthique, en faveur de la thèse néokantienne et pour une défense renforcée du droit à l’IVG, nous souhaiterions soumettre un argument supplémentaire : c’est l’intentionnalité de la personne qui signe son statut de personne humaine.
L’intentionnalité est définie comme un rapport à un objet.
Franz Brentano (2) met en évidence le caractère relationnel de l’intentionnalité. Le bébé tend vers l’objet dans des états psychologiques intentionnels. Le fœtus explore la richesse des états psychologiques phénoménaux non intentionnels (3). Nous y voyons l’émergence d’un lien préobjectal qui nous a conduit à défendre en psychanalyse une troisième topique intersubjective où le lien est investi avant l’objet (4).
Qu’en est-il alors à propos du fœtus ?
Le passage du fœtus d’un statut de personne potentielle à celui de personne juridique nous semble pouvoir être mis en perspective avec celui, sur le plan du développement, du passage du registre de l’être (simple éprouvé de la sensorialité sans réflexivité aucune) au registre de l’existence (découverte de l’autre, rencontre avec le travail psychique de celui-ci et mise en place
progressive de la réflexivité) 5 .
Pendant la grossesse, on ne peut en effet guère imaginer que le fœtus puisse déjà être doté de réflexivité et de conscience thétique (se penser pensant).
La question de l’intentionnalité vient toutefois complexifier un petit peu les choses.
Quand un fœtus explore la paroi utérine ou le cordon ombilical, il ne le fait pas
avec la même délicatesse que lorsqu’il explore son visage ou un éventuel jumeau 6 .
Y aurait-il là déjà deux formes distinctes d’intentionnalité ?
Ceci nous ouvre alors plusieurs pistes de réflexion.
Tout d’abord, peut-on penser que l’intentionnalité puisse être inconsciente (ou simplement non consciente chez le fœtus qui n’a pas encore instauré d’instance inconsciente) ?
Théodule Ribot cité par Didier Houzel a ouvert la voie à cette délicate question que la psychanalyse a évidemment beaucoup développée (l’analyse de nos désirs inconscients se trouve au cœur même de la cure).
Mais par ailleurs, existe-t-il dans l’acte moteur lui-même une certaine intentionnalité et si intentionnalité il y a, s’agit-il d’une intentionnalité fondée sur les sensations ou d’une intentionnalité liée au pressentiment de l’objet (via la représentation intrapsychique des liens vers le futur objet avant même sa représentation en tant que telle) voire même d’une intentionnalité inscrite dans l’acte moteur lui-même porteur de son propre but ?

Toutes ces questions demeurent ouvertes mais il nous semble intéressant d’avoir en tête que les concepts juridiques de personne potentielle et de personne juridique ne sont pas de pures abstractions théoriques et qu’elles peuvent s’entendre à la lumière des acquis théorico-cliniques actuels de la périnatalité .
En tout état de cause, il est clair que dans notre esprit, ces réflexions ne sauraient aucunement être utilisées pour remettre en cause le droit désormais inscrit dans la constitution à l’interruption de grossesse.

 
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(1) Fagot-Largeault, A. (2010). 5. Les droits de l'embryon (fœtus) humain et la notion de personne humaine potentielle. Dans A. Fagot-Largeault, Médecine et philosophie (pp. 103-143). Paris cedex 14. Presses Universitaires de France.
(2) F. Brentano, Psychologie du point de vue empirique (1874-1911), Paris, Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques », 2008.
(3) Nous empruntons à Pierre Jacob la distinction entre « états intentionnels » et « états phénoménaux » Dans L’intentionnalité, Odile Jacob. Paris, 2004.
(4) B. Golse et S. Missonnier, Plaidoyer pour une troisième topique. Une représentation intrapsychique du lien intersubjectif avant même la découverte de l’objet. Dans In Analysis, Septembre 2020, 131-138.
(5) B. Golse, Le bébé, du sentiment d’être au sentiment d’exister, Érès, Coll. « 1001 BB », Toulouse, 2020
(6) Ces réflexions sont indissociables du travail collectif du séminaire organisé par Nicole et François Farges

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